La vie et le voyage en bateau impliquent une certaine quête d’autonomie. Et dès que l’on veut partir en croisière, ne serait-ce que quelques jours, il faut bien réfléchir et anticiper pas mal de choses si on ne veut pas rentrer au port tous les soirs.
En fait, les plus gros défis pour notre autonomie sont la gestion de l’eau douce, et surtout, la gestion de l’énergie. C’est LE problème principal, car avec suffisamment d’énergie, on peut produire de l’eau douce via un dessalinisateur.
Alors, si nous voulons tendre vers plus d’autonomie à bord, il ne faut pas voir cette question de l’énergie uniquement sous l’angle du matériel qui sert à la produire (panneaux solaires, éoliennes, moteur et groupe électrogènes, pile à combustibles, etc.…).
Il faut AUSSI et avant tout penser à cette question de l’énergie sous l’angle de sa CONSOMMATION. Qu’est-ce qui consomme à bord, de combien d’énergie avons-nous besoin chaque jour en moyenne.
Tout d’abord, il y a trois cas de figure
- Soit nous sommes au port, auquel cas on se branche au ponton (c’est-à-dire à la centrale électrique, nucléaire, charbon, gaz, etc…), on dispose alors d’une énergie abondante, comme à la maison,
- Soit nous sommes au mouillage. Il faut alors produire nous-même de quoi étaler notre consommation, dont 80% représente généralement la production de froid pour le frigo (je précise que si nous ne sommes pas seuls au mouillage, utiliser du matériel bruyant comme le groupe électrogène est évidemment une très mauvaise idée),
- Soit nous sommes en navigation. Et c’est là que vient s’ajouter, au-delà de ce que nous utilisons déjà au mouillage, un très gros consommateur d’énergie : Le pilote automatique.
Fonctionnement basique d’un pilote automatique
Depuis que l’on souhaite naviguer en équipage réduit, on cherche à trouver des solutions pour que le navire continue sa route alors que nous lâchons la barre pour faire autre chose. S’occuper des voiles, se préparer à manger, se laver, se changer, se reposer, ou juste faire un petit pipi.
Comme le problème n’est pas nouveau, les marins y réfléchissent de longue date, les techniques permettant de bloquer la barre ont donc été testées et améliorées au fil du temps.
Et si vous revenez 50 ans en arrière, dans le monde de la plaisance, un pilote automatique ressemblait à ça :
Aujourd’hui ces mécaniques sont plus communément appelées « Régulateurs d’allure ».
Tous les pilotes automatiques, des vieux régulateurs d’allures aux engins les plus modernes, ont besoin des deux mêmes choses :
- Tout d’abord, d’un repère, qui peut être le nord (via un compas), ou le vent (via une girouette, ou un élément du régulateur d’allure que nous appelons l’aérien),
- Et deuxièmement, de force, ou de puissance, on utilise d’ailleurs le terme « unité de puissance ». Cette force est électrique, hydraulique, ou mécanique, en tout cas, il lui en faut suffisamment pour faire tourner le safran du navire, y compris par mer agitée, via la barre ou le secteur de barre.
Avec ces deux éléments, le navire pourra donc suivre sa route, sans humain à la barre.
Mais voilà, la force ou puissance nécessaire pour la faire tourner cette barre, il faut bien qu’elle vienne de quelque part !
Les pilotes et la situation à bord de FIDJI
Lorsque nous avons acheté FIDJI, en 2007, il était déjà équipé de cet énorme engin, bien lourd, sur son tableau arrière.
C’est un régulateur d’allure anglais, le fameux modèle Ariès, bien connu dans le milieu de la grande croisière.
Je savais ce que c’était, pour avoir lu avec passion les aventures des marins des années 60 et 70 (avec bien sûr par exemple les aventures de Bernard Moitessier et du voilier DAMIEN). J’avais donc du respect pour ce matériel, installé sur FIDJI au début des années 80.
Mais dans mon esprit, c’était quand même un peu du matériel dépassé par la modernité.
Et je me trompais.
Car malgré mon expérience des voiliers, déjà non négligeable à l’époque, ayant fait de la voile mon métier, je n’avais jamais utilisé de régulateur d’allure. En effet, seuls les bateaux qui voyagent vraiment au long cours s’équipent de ce genre de matériel.
À part ça, FIDJI était alors également équipé d’un petit pilote automatique de barre à roue, doté d’une petite unité de puissance électrique, très limite pour un voilier de cette taille, mais qui fonctionne, quand le vent n’est pas trop fort.
Constat après nos premières navigations à bord de notre voilier
Dès les premières navigations à bord de FIDJI, je constate pourtant que j’ai le même problème que sur les autres voiliers : Pas assez d’énergie.
Le calcul est simple, comme sur TOUS les voiliers sur lesquels j’ai pu travailler, du plus petit au plus grand, si le frigo et le pilote automatique sont en route en même temps et que les moyens de recharges sont insuffisants, les batteries sont complètement vidées en moins de 24 heures.
Je le savais, mais ne réalisais toujours pas vraiment à quel point ce problème devient majeur en grande croisière, lorsqu’il s’agit d’enchaîner plusieurs jours ou plusieurs semaines de navigation.
Ma découverte du régulateur d’allure
Avant notre grand départ, pour le préparer, j’emmène FIDJI de la Bretagne à La Rochelle. Amarré dans le vieux port, je bricole, installe du nouveau matériel et décide alors de regarder de plus près cette histoire de régulateur.
D’abord, il est en plusieurs morceaux. Heureusement, je trouve une notice rédigée en Français, pourvue de schémas réalisés très soigneusement à la main, c’est d’époque.
La page 5 de cette fameuse notice pour le régulateur d’allure Ariès, vous la trouverez ici au format PDF.
Je constate que les pièces qui le composent et qui sont censées être mobiles sont complètement grippées. Rien ne bouge. J’essaye pendant des heures, sur plusieurs jours, de dégripper tout ça, sans succès malgré mon acharnement.
Cela finit par me gonfler, et je commence à envisager sérieusement de le déposer complètement et de partir sans lui. Après tout nous serons plus légers, et avons-nous vraiment besoin d’une telle antiquité ?
En discutant sur les pontons, on finit par m’orienter vers un certain Reynolds, un gars, un Allemand si je me souviens bien, installé à La Rochelle et qui fabrique des régulateurs d’allure.
Je me rends donc à son atelier, lui expose ma situation et mon projet. Avec son accent très prononcé, voici sa réponse que je ne suis pas près d’oublier, toute en délicatesse :
« Alors écoute, si ton projet c’est de partir en voyage, et que tu pars sans ce régulateur d’allure déjà installé, franchement, c’est que tu es très con ».
Le sourcil levé, je ne peux que répondre, « Ah, tu crois » ?
Bref, moyennant un tarif horaire assez loin du prix d’ami, il m’aide. Il me dit quelles pièces démonter (et comment le faire), pour les lui emmener. Il me les rectifie alors grâce à son outillage de pro.
Pour finir, il me faut passer beaucoup de temps à tourner dans et autour de la ville, pour trouver les vis qui me manquaient et qui sont en pouce évidemment, matériel anglais oblige.
Grand nettoyage de tous les éléments du régulateur d’allure
Je remonte toutes les pièces et part faire les premiers essais devant la Rochelle. Comme je sais régler un voilier pour qu’il file bien droit (équilibre de route – Lire l’article qu’est-ce qu’un voilier ardent), et que FIDJI est un voilier bien équilibré (très légèrement ardent), je finis en tâtonnant par trouver les bons réglages du régulateur d’allure.
Et là, c’est juste magique
Il garde parfaitement le cap, lofe tout doux quand il faut, abat tout doux quand il faut, je trouve ça incroyable, génial. Sans bruit, et surtout, sans consommer le moindre ampère de notre précieuse énergie.
Je réalise alors que cette invention est extraordinaire et comment Reynolds avait raison.
Et encore à l’époque, je n’imaginais pas à quel point !
En effet, par la suite, nous l’utiliserons systématiquement lors des navigations de plusieurs jours. Il barre, sans jamais se fatiguer, jour et nuit, sans flancher y compris dans les vents les plus forts que nous ayons subis, à toutes les allures, ses préférées étant le près et le portant, toujours à condition que le voilier reste bien équilibré, en avançant le centre de voilure au fur et à mesure que le vent forcit, quitte à réduire la Grand-Voile au troisième ris s’il le faut.
Du coup, nous lui avons donné son petit nom, Antoine, en honneur de ce chanteur qui m’avait tant fait rêver avec sa vie Polynésienne, dans les années 90.
“Oh Yeah !”
Notre bon vieux Antoine en pleine action au milieu de l’Atlantique
Les voiles en ciseaux, au milieu de l’Atlantique
Un usage somme toute très réduit
16 ans plus tard, nous en avons parcouru des milles, mais Antoine, en vérité, ne nous a servi qu’en traversées océaniques.
En effet, aux Antilles, en Polynésie, en Nouvelle Calédonie, et maintenant en Australie, nous avons passé de nombreuses années à nous contenter de naviguer de jour, ou alors juste avec des morceaux de nuits, le matin ou le soir.
Et voilà, lorsqu’une navigation se réduit à quelques heures, même en équipage réduit, l’énergie n’est plus un problème et le régulateur d’allure perd de son intérêt.
Par exemple, pour une navigation de 9 heures à deux, vous pouvez barrer 3 heures chacun et laisser le pilote électrique faire les 3 heures restantes, ce qui est tout à fait gérable en termes d’énergie, puisqu’un bon panneau solaire est largement capable d’étaler quelques heures de pilote.
Sans oublier qu’il faut bien faire un peu de moteur pour partir, puis pour arriver, ce qui recharge aussi aisément les batteries.
Entre nos traversées, Antoine a donc eu bien des années pour se reposer.
Mais à chaque fois que nous avons plus de 24 ou 48 heures de navigation à effectuer, il reprend du service. Cela implique de démonter les pièces qui se grippent systématiquement au bout d’un certain temps, et de les rectifier pour que tout glisse et coulisse bien. Le plus simple, c’est d’emmener les pièces chez un mécanicien – tourneur, qui règle le problème en quelques minutes.
Ce n’est pas une affaire compliquée.
Et quel bonheur, lorsque vous le regardez barrer. Lors de notre traversée de fin 2022 entre la Nouvelle Calédonie et l’Australie, nous avons eu un peu de tout comme météo. Même de la pétole, et de long moment au moteur (là le pilote automatique « moderne » est indispensable).
Mais le plus mémorable ce sont les trois derniers jours, le vent soufflait vraiment très fort, nous étions au près à 8 ou 9 nœuds dans une mer forte, les vagues recouvraient le pont, c’était violent. Barrer des heures et des heures comme ça, en se prenant des seaux d’eau sur la tronche surtout la nuit, ce n’est vraiment pas notre truc, et nous aurions eu de grandes difficultés à tenir le cap sans abattre, ce qui nous aurait assurément fait rater notre objectif, Coffs Harbour. Le pilote électrique de son côté, vu l’état de la mer, aurait été incapable de tenir le cap et aurait de toute façon rapidement vidé nos batteries.
C’est là qu’une fois de plus Antoine nous a montré comme il était génial et qu’il barrait mieux, sur la durée, que n’importe quel barreur, surtout la nuit lorsque l’obscurité et l’état de la mer se conjuguent pour brouiller nos repères habituels. Je regardais la belle trace laissée par notre route sur la carte marine et me disais alors une fois de plus, 16 ans après, que… franchement, j’aurais vraiment été « très con » si j’avais déposé Antoine pour le laisser à La Rochelle et partir sans lui !
La trace bien droite laissée par Antoine, notre super coéquipier !
En conclusion
Si vous vous posez la question de savoir si vous avez besoin d’un régulateur d’allure, pour moi la réponse est assez simple :
- Si vous prévoyez des traversées océaniques en équipage réduit, la réponse est un grand OUI,
- Mais si vous faîtes de la navigation côtière ou même semi-hauturière, avec des navigations qui n’excèdent pas 24 heures, la réponse est non.
À l’image de certains autres objets que l’on n’utilise qu’en de rares occasions, le régulateur d’allure est souvent hiverné, parfois pendant de nombreuses années.
Mais quand on en a besoin, qu’est-ce qu’on est content qu’il soit là !
Cela dit, soyez prudent si vous prévoyez d’en acheter un : tous ne se valent pas. Notre vieux modèle, l’Ariès, est réputé pour sa robustesse et à l’âge de 40 ans, à condition d’être bien dégrippé, il fonctionne toujours de façon impeccable.
D’autres modèles seront peut-être plus précis, plus léger, mais attention, pour avoir lu certains témoignages, certains semblent trop fragiles.
En tout cas, les forces qui s’appliquent sur les pilotes automatiques, vieux ou modernes, sont très importantes, il faut donc bien prendre le temps de se renseigner avant d’investir. On parle de belles sommes, plusieurs milliers d’euros assurément, alors je vous encourage vivement à tenir compte des témoignages que vous trouverez sur internet.
Et n’hésitez pas à jeter un œil au marché de l’occasion, si vous êtes bricoleur (il vaut mieux pour partir en voyage), vous y trouverez peut-être votre bonheur.
Ci-dessous, vous trouverez une vidéo reprenant cet article (je l’enregistre pour nous faire connaître sur Youtube), et vous y trouverez, à partir de 18’50 », un passage que j’ai tourné en 2016 entre la Nouvelle Zélande et la Nouvelle Calédonie pour expliquer le fonctionnement du régulateur d’allure.
Bien sûr, pour bien comprendre comment ça marche, il faut savoir diverses choses :
- Ce qu’est une allure (l’angle entre l’axe du voilier et l’axe du vent (lire allure et amure des voiliers),
- Comprendre l’équilibre de route des voiliers (en particulier l’impact de la position du centre de voilure par rapport au centre de dérive (lire qu’est-ce qu’un voilier ardent)),
- Et avoir quelques bases de mécanique des fluides, pour comprendre pourquoi la partie sous-marine du régulateur bascule d’un côté ou de l’autre lorsque son angle d’incidence varie (il faut encore que je rédige un article à ce sujet…).
En tout cas, voir notre fameux régulateur d’allure en vidéo vous éclairera assurément sur son fonctionnement, et vous verrez concrètement qu’en effet, c’est vraiment génial !
Patrick Belliot